Muhammad Modjtahed Schabestari
Né en 1936, M. M. Schabestari est un philosophe et théologien iranien particulièrement important. Il a séjourné et étudié en Allemagne dans les années 1970. Dans ce court et dense article tiré d’une conférence donnée en allemand, il présente sa conception de la révélation coranique.
Résumé de l’article (par V. Goulet)
Bien que la tradition islamique ne relie guère les termes « Coran » et « herméneutique », il importe de se poser la question d’une compréhension méthodique, rationnelle et adaptée au temps présent du Coran. Schabestari s’inspire pour cela de Schleiermacher, Gadamer et Austin.
Il constate que la compréhension des livres saints, aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans, a été orientée par une herméneutique de type dogmatique. « Quand on voulait interpréter un texte sacré, on le faisait sur la base de quelques principes dogmatiques posés au préalable, ce n’est donc pas une interprétation libre. Cette forme d’interprétation ne se concentrait pas sur le texte lui-même et ne cherchait pas à comprendre ce texte de manière impartiale » (p. 15). Il remarque que tous les livres qui proposent une interprétation du Coran (tafsîr) se basent sur différents principes dogmatiques, dès lors il est difficile de développer les intentions et contenus propres au Coran.
Rétablir un rapport libre au texte coranique permet que croyants comme non croyants puissent en discuter. « Au temps du Prophète, alors qu’il récitait les versets du Coran à celles et ceux qui l’écoutaient, le sens de ces verset était compréhensible aussi bien par les croyants que par les non croyants. C’est pourquoi nous voyons dans le Coran des versets qui rendent compte de discussions vives entre le Prophète et ses opposants. Si ses opposants n’avaient pas compris ces versets, comment ces controverses auraient-été possibles ? » (p. 16). Que cela soit au temps du Prophète ou par la suite, il y a toujours eu plusieurs manières « ordinaires », non dogmatiques, de comprendre le texte coranique [allgemeine Verstehensweise].
Schabestari s’est alors demandé sur quelle conception de la nature de ce texte se basait cette manière commune de comprendre le Coran : Parole de Dieu ou énoncés du Prophète en tant qu’être humain ?
Il en est arrivé à la conclusion que cette compréhension ne pouvait considérer le texte coranique comme une « inspiration verbale de Dieu » [Verbalinspiration Gottes], parce qu’alors seuls les croyants avec leurs prérequis dogmatiques en auraient pu saisir le sens. Reste à savoir comment on peut comprendre le Coran sans le considèrer comme Parole de Dieu inspirée ? Pour répondre à cette cette question, il faut avoir une conception philosophique claire du langage.
Schabestari évoque les philosophes sur lesquels il a appuyé son travail : le dernier Wittgenstein, avec ses « jeux de langage », et Austin et ses « actes de parole ». Il s’adresse ensuite concrètement au public de sa conférence : « Que comprenez-vous à l’instant lorsque je parle ? Comprenez-vous mes phrases, mes énoncés ou est-ce que vous me comprenez, c’est-à-dire que vous comprenez ce que je fais [meine Handlung] ? Quand je parle devant vous, j’accomplis des actes particuliers, des actes de paroles. Ce que vous comprenez, ce sont des actes de paroles, pas des phrases, ni la voix que vous entendez. {…] Cette action que vous comprenez présentement doit, pour être bien comprise, être reliée à mes autres actions, par exemple à ce que j’ai déjà écrit et que vous avez peut-être lu. Ou encore à d’autres exposés sur ce thème. Ou encore à ce que vous savez de moi » (p. 17-18). Schabestari énumère ensuite les différents facteurs qui influencent la réception d’un texte (p. 18).
Revenant à la façon dont le le texte coranique a pu être compris par les gens au temps de Mohammed, il en est arrivé à la conclusion que c’était en tant qu’actes de parole prophétiques. Certaines personnes ont, certes, pu le recevoir comme « Parole de Dieu » répétée par le Prophète, mais elles sont peu nombreuses comme l’attestent d’ailleurs les livres d’histoire islamiques. « La façon ordinaire de comprendre était bien plutôt la suivante : le Prophète parle et les personnes qui l’écoutent comprennent cet homme ou ce que fait cet homme. Cette action inclut les phrases et les versets dits. Mais les membres du public n’ont pas seulement compris des phrases, ils ont compris des actes de parole. Et des actes de paroles ne peuvent que venir d’être humains dans un monde d’êtres humains. Dieu ne se rend pas accessible dans le monde humain par des actes de parole, car il est transcendant. » (p. 19). Ainsi, si Mohammed a fait l’expérience de Dieu, cela ne signifie pas que son public ait fait aussi l’expérience de Dieu. Les gens ont d’abord compris des paroles prophétiques, pas des paroles divines.
Schabestari se demande alors : « Comment le Prophète a-t-il lui-même considéré les versets qu’il a proclamés ? » Il envisage trois principales possibilités :
1. Le Prophète a estimé qu’il a entendu ces versets de manière intégrale, comme s’ils étaient directement transmis pat la voix de Dieu ou celle d’un ange. Après les avoir entendus exactement de cette façon, il les a répétés à son audience. Schabestari note que l’on ne sait pas si Muhammad a pensé cela. C’est une opinion répandue mais qui manque d’arguments solides. Sur ce point, les versets coraniques ne sont pas clairs ou univoques [ils ne sont malheureusement pas cités par Schebastari]. Mais si cela était le cas, la question reste entière du côté des récepteurs : « Qu’est-ce qui a été compris ? Les mots du Prophète ou ceux de Dieu, qu’il a entendus ? » (p. 19) Schabestari prend alors en exemple : « si je vous récite une poésie peu connue et que je dis que j’ai entendu ce poème de la voix de Dieu, que comprenez-vous, ce que j’exprime ou la voix de Dieu ? […] Vous comprenez mon acte de parole ; vous pouvez analyser le contenu de ce poème, mais les possibilités de connexion avec moi et avec ce que je dis passent en premier lieu par mes affirmations, mes déclarations, mes actes de parole. Il en est de même lors de la compréhension d’une parole prophétique. Ce que le public comprend, ce sont les énoncés du Prophètes, pas la voix de Dieu ou ce que Dieu a dit au Prophète » (p. 20).
2. Le Prophète a estimé qu’il n’a pas entendu de voix ou de parole mais que quelque chose d’autre lui est parvenu : il a reçu des vérités propositionnelles sans que cela soit une quelconque voix ou parole, seulement des vérités. Ces vérités précises lui sont parvenues clairement, d’une manière inhabituelle, et il les a exprimées à ses destinataires à l’aide de ces phrases et versets. Schabestari prend l’exemple de l’enseignement d’un maître ou d’un professeur marquant, que l’on reçoit et comprend et que l’on transmet ensuite, à sa façon, à ses propres disciples ou à ses étudiants. De nombreux théologiens et surtout philosophes partagent cette conception (par exemple Shahrastânî, Nihâyat al-iqdam fi ‘Ilm al-Kalam). C’est une façon de prendre ses distances avec la thèse de la pure inspiration verbale.
3. Le Prophète a estimé que son prophétisme résidait dans le fait qu’à chaque instant, Dieu l’habilitait à parler de cette manière particulière. Le terme wahy serait en ce sens une capacité, que l’on peut rendre par les mots de vocation, éveil, élection. Selon l’expérience de Shabestari, cette capacité ou vocation vient de Dieu. Seul, il s’avoue incapable d’avoir la force de parler ainsi. « Cette capacité est devenue possible et le devient toujours de manière renouvelée parce que je reçois une impulsion de Dieu, de manière permanente et d’une façon hors du commun » (p. 21). D’un point de vue historique, on ne sait pas si le Prophète a pensé cela. On peut cependant trouver dans le Coran des passages qui soutiennent cette hypothèse plutôt que les deux précédentes [il ne cite pas les versets concernés]. Il faut alors réfléchir à la forme littéraire qu’a prise le texte coranique. Pour Schabestari la forme narrative du Coran correspond à une expérience herméneutique prophétique.
Si Gadamer a explicité le concept d’expérience herméneutique, l’expression « expérience herméneutique prophétique » est une propre à Schabestari. Elle signifie que « l’on établit le lien entre son expérience et un objet de compréhension dans un acte interprétatif. Cela ne signifie pas qu’on comprenne d’abord quelque chose et qu’on l’interprète ensuite ; compréhension et interprétation sont une. Dans cette approche, c’est la même chose » (p. 21). I ajoute : « Je vois clairement dans le Coran le fait que le Prophète a exposé de façon interprétative dans ce livre tout l’Univers – que j’ai aussi appelé Monde – au travers d’une expérience herméneutique prophétique. Il a lu l’Univers comme un livre. » (p. 21). Il n’a pas pensé le faire seul mais que Dieu rendait cette chose possible de manière permanente en lui.
« Sa façon de lire le Monde est de considérer que tout ce qui advient de par le monde est, sans exception, action de Dieu. Dieu agit dans l’Univers tout entier, ou Dieu s’exprime ou encore se manifeste dans l’Univers tout entier, tout est action de Dieu. Tout ceci est une interprétation et non une affirmation philosophique. […] C’est aussi le sens de ayât dans le Coran. A mon avis, les ayât sont les phénomènes qui renvoient à Dieu ou qui le montrent de manière symbolique, et non, comme on le pense souvent, des signes » (p. 21).
Cette façon de voir le Monde est ce que l’on comprend par tawhîd, l’expérience de l’Unicité. « Le déchirement, la multiplicité, tout fait retour vers un centre, une transcendance, et c’est Dieu » (p. 22). Cette interprétation apparaît dans le Coran dans quatre domaines :
1) La conception de la nature. Tout provient de Dieu, tout est manifestation de Dieu.
2) La conception de la destinée humaine Nous venons de Dieu et y retournons. Cette interprétation est lié avec la nature de l’être humain.
3) La conception de l’histoire humaine.
4) La conception éthique, qui tient dans le Coran sa force et son caractère contraignant de Dieu.
Schabestari regrette de n’avoir pas le temps de détailler ces points dans le cadre de cette conférence.
On lui a reproché, avec ces thèses, de remettre en cause le caractère révélé du Coran. C’est un malentendu. « La Révélation demeure toujours derrière le Coran » (p. 23) mais il n’est pas la révélation elle-même, « le Coran est le fruit de la révélation ». Schabestari réfute la conception de l’inspiration verbale, qui lui semble incompréhensible. Les théologiens chrétiens se sont également détournés de cette conception. « Même quand on dit que le Coran n’est pas une inspiration verbale mais le fruit de la Révélation, il n’en reste pas moins que ce livre nous relie et nous engage » (p. 23). « Ce lien à la parole de Dieu repose sur la parole prophétique, c’est-à-dire que Dieu nous parle au moyen du langage humain, pas de manière directe. C’est pour nous, êtres humains, plus compréhensible et nous pouvons selon cette perspective comprendre le texte dans son histoire. Nous devrions le comprendre dans son contexte : environnement, biographie du Prophète, histoire de la constitution du Coran. » (p. 23). Schabestari regrette l’opinion courante, présentée comme coranique, que l’interprétation est interdite. Il ne voit pas où elle se trouve. De plus, on ne peut faire autre chose qu’utiliser la raison pour faire une déclaration sur le fait que quelque chose est écrit dans le Coran. Il est ainsi toujours interprété, d’une façon ou d’une autre. Seulement, les conditions préalables pour l’interprétation sont différentes selon les êtres humains.
« On doit clairement distinguer entre la situation où deux interprètes ne sont pas d’accord et la relation d’un interprète au Coran ou à Dieu. On pense souvent, quand quelqu’un à une autre interprétation que la sienne, qu’il est contre le Coran ou même contre Dieu. Ce sont des différences d’opinion entre êtres humains, desquelles on ne peut pas simplement déduire une atteinte au Coran ou une rébellion contre Dieu. Il faut donc ici faire une distinction claire ! De cette façon seulement, la dignité du Coran pourra être respectée » (p. 23, phrase de conclusion de la conférence).