Journée d’études : « Production et transmission des savoirs islamiques dans les mosquées en France et en Allemagne »

 

Ces exposés et débats ont eu lieu le mercredi 14 juin 2023 dans la salle de conférences de la MISHA à Strasbourg, en présence d’une trentaine de personnes, dont beaucoup d’enseignants-chercheurs et de professionnels.

 

Dans un rapide propos introductif, Younes Van Praet (Université de Rouen / DYSOLAB & Université catholique de Louvain / CISMOC) a rappelé ce que la tradition musulmane considérait comme un savoir religieux (‘ilm).

Prenant pour source la révélation (ou plus exactement la « descente ») coranique et son contexte socio-culturel, le processus de construction de ces savoirs a commencé quand Mohammed enseignait déjà, de manière clandestine, à la Mecque. D’abord pris en charge par les compagnons et compagnonnes du prophète arabe, ces savoirs religieux s’institutionnalisent et se segmentent progressivement dans les madrasa puis les universités islamiques : fatwa (art de prescrire le licite et l’illicite) hadîth et sîra (connaissance de la tradition sur les paroles, les gestes et la vie du prophète), fiqh (droit), tawhîd (dogme – se dit aussi kalâm), tafsîr (exégèse) ou tasawwuf (en soufisme, la connaissance des états d’âme).

Concernant les « savoirs religieux ordinaires », plus particulièrement au centre de nos préoccupations, l’idée d’un socle obligatoire minimal de connaissance apparaît très tôt dans un hadîth : « La quête du savoir religieux est une obligation pour tout musulman et toute musulmane ». Lorsque les questions deviennent plus pointues, un savant « de proximité » doit pouvoir renseigner utilement les croyants et croyantes. D’autres sciences, dont les domaines reprennent ceux des arts libéraux médiévaux (grammaire, physique, mathématiques, rhétorique, philosophie, etc.) viennent compléter les sciences religieuses proprement dites. Le but, en recherchant ces savoirs, est de pouvoir « acquérir une certitude sur laquelle fonder son existence ». Le croyant ordinaire et le savant sont ainsi tous les deux invités à progresser dans la voie du savoir, sans qu’il y ait de rupture qualitative entre eux. Enfin, Younes Van Praet signale qu’une pédagogie propre au savoir religieux s’est développée très tôt, avec une didactique bien structurée et la rédaction de petits ouvrages concis et accessibles. Elle a été profondément déstabilisée lors des périodes coloniales et décoloniales et elle est aujourd’hui en cours de reformulation, en intégrant notamment les nouvelles techniques de e-learning.

 Almila Akca : Savoirs et pratiques religieuses dans les mosquées en Allemagne

L’exposé d’Almila Akca (Berliner Institut für Islamische Theologie, Humboldt Universität, directrice d’un groupe de jeunes chercheurs et chercheuses) a porté sur la façon dont les savoirs et les pratiques islamiques pouvaient être discutés et légitimés dans les mosquées allemandes.

Comme en France, l’imam est souvent considéré comme la principale autorité religieuse musulmane. Cette perception s’explique par son assimilation avec la figure du prêtre ou du pasteur. Les analyses sociologiques de M. Weber et P. Bourdieu, qui ont écarté les simples fidèles des luttes que se livrent les clercs dans le champ religieux, servent de guide aux études sur l’espace musulman. Or, les mosquées, qui pour la plupart ont été fondées et financées par des travailleurs immigrés, sont des associations autonomes, auto-administrées, et la nomination de leur(s) imam(s) dépend de son conseil d’administration. Il n’y a pas de clergé en islam sunnite, l’imam étant un laïc auquel on demande d’abord de « conduire la prière » (en allemand, imam se traduit de manière assez précise et littérale par Vorbeter, « celui qui prie devant », terme sans équivalent en français). Si les « musulmans ordinaires » se réfèrent volontiers à leur imam pour lui demander conseil, il n’est pas la seule autorité mobilisable. A. Akca donne l’exemple d’une confrontation entre l’imam et le conseil d’administration sur l’opportunité de recevoir un don d’un propriétaire de casino (alors que les jeux d’argent sont interdits par le texte coranique). Les fidèles ont été impliqués dans la discussion, qui a théologiquement portée sur la responsabilité individuelle et la responsabilité collective, la question de savoir si l’argent pouvait être « licite ». Des considérations économiques et financières ont aussi animé le débat. Finalement, l’imam qui voulait refuser ce don n’a pas convaincu ses coreligionnaires. Contrairement à ce qu’une partie de la littérature scientifique avance, les non-experts ne suivent pas aveuglément leur imam mais bien plutôt ils le dirigent.

Les controverses religieuses au sein des mosquées (par exemple sur le contenu de l’enseignement religieux pour les enfants ou l’intérêt de la récitation du Coran, la place des femmes dans la mosquée, l’organisation des fêtes religieuses, etc.) se traduisent rapidement en une opposition entre le « vrai islam » et le « faux islam ». Les différents acteurs en présence mobilisent différentes ressources argumentatives, sans que l’on puisse les classer de manière univoque entre « réformistes » et « conservateurs ». Certains vont mettre en avant l’exigence coranique d’avoir une pratique authentique et consciente, rationnalisé plutôt qu’une observance mécanique. Ils peuvent pour cela s’appuyer sur la tradition islamique et convoquer des auteurs du XIIème siècle de l’ère commune (comme Ibn Rushd ou Fakhr ad-Dîn ar-Râzî) sans forcément s’inscrire dans le courant réformiste musulman libéral. D’autres estiment que les enseignements traditionnels et l’interprétation des anciens a permis à l’islam de se développer, ce qui serait une preuve de leur pertinence et validité. Il est aussi question de prendre en compte des attentes esthétiques ou psychologiques et de ne pas se limiter aux aspects purement intellectuels, comme le montre un attachement persistant à la « belle récitation coranique », qui peut contribuer au capital culturel d’un expert ou d’une experte et contribuer à son autorité.

Une lutte de redéfinition du bon positionnement vis-à-vis du texte coranique semble néanmoins avoir lieu en Allemagne comme en France : au nom d’une lecture plus juste du Coran et d’un islam plus authentique, beaucoup remettent en question le consensus traditionnel des savants sunnites et regrettent le manque de connaissance du texte coranique parmi les croyant.e.s. Ils préfèrent la réflexion à l’imitation, la raison à la foi formelle, le savoir à la tradition, la responsabilité à la dévotion. Cette critique de la tradition n’est pas toujours audible, car en minorant les aspects émotionnels, le sentiment de continuité et d’appartenance et le souci de l’assurance du salut, elle néglige finalement les besoins spirituels des adeptes ou encore la relation émotionnelle avec Dieu.

 

 

Younes Van Praet : Transmission des savoirs religieux dans les mosquées de Rouen et carrières d’apprenants

Younes Van Praet a ensuite repris la parole pour présenter les transformations des modes d’acquisition des savoirs religieux dans l’espace musulman de l’agglomération rouennaise et évoquer la « carrière de l’apprenant » en quête du ‘ilm.

Les modalités de production et de circulation du ‘ilm, le savoir religieux, est étroitement dépendant de la structuration locale de la vie musulmane. Celle de Rouen est influencée dans les années 1970 par la mouvance Tabligh (mouvement piétiste, littéraliste, rigoriste et conversionniste marqué par le soufisme). Lorsque les mosquées sont construites dans les années 1980, des activités de transmission du savoir religieux y sont prises en charge par des imams ou des bénévoles primo-migrants. Cet enseignement traditionnel et assez superficiel est remis en cause dans les années 1990-2000 par une nouvelle génération également primo-migrantes, mieux éduqué, venue en France pour étudier ou se marier, et socialisé au sein de leur pays d’origine. Ne trouvant pas leur place dans les mosquées, ils fondent en dehors de celles-ci des associations culturelles où ils proposent un enseignement plus sensible aux exigences pédagogiques et conforme aux formes scolaires.

Après 2010, les générations de musulmans nées en France fréquentant les mosquées réclament pour leurs propres enfants des méthodes plus ludiques et ouvertes que ce qu’ils ont subi. Face à la pression concurrentielle des apprentissages hors mosquées, les méthodes d’enseignement se diversifient au sein des mosquées rouennaises. Depuis les années 2000, les ancrages doctrinaux des acteurs musulmans se sont considérablement diversifiés : Frères musulmans, Justice et Bienfaisance (un mouvement de l’islam politique marocain), salafistes, mouvance Ahbach (originaire du Liban, proche du soufisme et clairement hostile au salafisme). Chaque mouvance met en place ses propres activités mais tente aussi de se rendre indispensable comme conférenciers du vendredi dans les mosquées rouennaises, aidés en cela par leur bonne maitrise du français en sus de la langue arabe. Depuis une dizaine d’années des cours destinés aux adultes se sont ouverts, avec là aussi une concurrence entre une approche réformée proche de l’Institut Européen des Sciences Humaines (IESH) fondée à Paris par les Frères musulmans et l’institut Iqtân, qui cherche à transmettre un savoir plus traditionnel malikite et ash’arite. Le champ musulman rouennais semble s’être ainsi considérablement élargi, avec de nouveaux entrants qui ont cherché à transformer sa logique de fonctionnement. Ainsi les fidèles sont en contact avec une large palette d’expert.e.s lors des controverses théologiques ou plus encore sur les formes que doit prendre la « bonne pratique musulmane ».

 

Jeune homme avec bougie

Discussion et comparaisons franco-allemandes

Des similitudes sont repérables dans les deux contextes nationaux : les imams ne sont pas les seuls dépositaires de l’autorité religieuse légitime, le vivier des experts et expertes qui gravitent dans et autour des mosquées, et auxquels peuvent recourir les fidèles, est en permanent renouvellement. Les nouveaux prétendants à l’autorité religieuse parviennent à conjuguer un apprentissage dans les centres islamiques reconnus de l’étranger avec une bonne maitrise de la langue nationale. En France comme en Allemagne, les espaces islamiques locaux, que l’on peut étudier comme des champs, ont des caractéristiques distinctes, largement héritées de leur histoire. Malgré la forte présence de l’islam consulaire (en Allemagne du Ditib ou de Milli Görüs), le fonctionnement des mosquées semble assez ouvert à différents types d’enseignants, de conférenciers ou prédicateurs. Il faudrait objectiver par ailleurs, dans les deux contextes nationaux, la circulation des fidèles entre les différents lieux de culte qui leur sont accessibles.

Dans les deux pays, les luttes de définition du « vrai islam » sont vives et opposent des courants plutôt traditionnalistes, attachés à des pratiques rituelles et des herméneutiques héritières d’une longue histoire, des courants plus récents, à la fois réformistes et rigoristes, souvent plus internationalisés, qui cherchent à retrouver un « islam des origines » et un rapport authentique et intégraliste à la foi (c’est-à-dire qui engage le fidèle dans toutes ses dimensions vécues), des courants plus intellectualistes, moins observant, plus perméables aux codes culturels de la société nationale, pour qui une nouvelle compréhension du Coran et des fondements de l’islam est nécessaire. Dans le même temps, d’autres acteurs du champ musulmans cherchent, contre ces différents types de remise en cause « réformiste », à réhabiliter les formes plutôt traditionnelles et traditionalistes de l’Islam dans les communautés de travailleurs immigrés. Il s’agit ici de reconnaitre l’importance de l’ « appartenance à une communauté », l’attachement émotionnel par la socialisation qui ne passe justement pas par la compréhension et une approche intellectualisée et individualisée, mais par une approche collective, ancrée dans des pratiques traditionnelles.

Les communications étant axées sur les mosquées comme lieux de transmission du ‘ilm, il n’a été possible d’aborder qu’à la marge la question des différences de structuration du champ académique en ce qui concerne la théologie et les sciences islamiques. De nombreux universités et centres de formation publics en Allemagne proposent des diplômes reconnus par l’Etat, alors qu’en France l’initiative appartient plutôt à des centres de formations privées, moins dotés financièrement, tandis que quelques formations publiques d’islamologie se retrouvent dans des facultés en rapport avec les langues orientales ou les cultures arabes ou turques. On peut faire l’hypothèse que les études islamiques fondamentales sont plus développées en Allemagne (qui est également bien connectée avec les universités turques et iraniennes) alors qu’en France, les enseignant.e.s et intellectuel.le.s qui transmettent les savoirs islamiques à destination du monde des mosquées sont plutôt des militants.

Cependant, dans les deux pays, on constate une prolifération des offres de savoir religieux musulman, une intense concurrence entre les acteurs, une diversification de supports et des formats pédagogiques, la présence de formateurs locaux comme de formateurs lointains (grâce au e-learning et aux diplômes délivrés en distanciel par des universités islamiques reconnues). Cette abondance de l’offre permet aux fidèles ordinaires de comparer les différents positionnements théologiques et normatifs, dans un contexte de société sécularisée et laïque, où les changements d’affiliation ou d’écoles doctrinales sont plus faciles que dans les pays d’origine. Dans cet environnement particulièrement dynamique, aux côtés d’un souci renouvelé pour l‘orthopraxie (que recouvre la dichotomie « vrai ou faux islam »), toutes les grandes questions théologiques (nature du Coran, place des autres confessions abrahamiques, conditions du salut individuel, sens existentiel donné à son propre être-au-monde) restent ouvertes à la réactualisation. On note donc une forte tension, dans les mondes musulmans français et allemands, entre le désir de repenser et renouveler les façons de vivre le culte musulman et celui de donner une image cohérente et solidaire de l’islam. Une grande majorité des fidèles cherchent, dans une situation minoritaire où la sécularité devient la norme, à maintenir une unité de la communauté des croyants dans sa diversité.

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